Les heures défilent. Je suis épuisé et j’ai l’impression que j’en suis toujours au même point. Normal, ce n’est que le début. Le midi, je déjeune avec Kris et l’après-midi, c’est Docteur Miracle. La journée passe vite. En attendant le diner, je reste dans ma chambre. Seul. Je broie du noir. J’ai mal à la joue. Je vais avoir un hématome. Quand je descends rejoindre Kristen, je la découvre en compagnie de la tornade blonde. Quelle poisse ! Je souris et je les rejoins.
« Ça ne te dérange pas, si Jordan mange avec nous ? »
« Absolument pas » et comme une emmerde n’arrive jamais seule, j’entends la voix de Claudia
« Jordan !ta lèvre…Lenny …ta joue… »
On répond en chœur :
« Une porte »
« Vous êtes vraiment très maladroits les garçons » et en plus, elle se fout de notre gueule.
« Je vous laisse. Bon appétit »
La bouffe n’est pas top. Je chipote dans mon assiette.
« T’aime pas ? »
« Non »
« Je peux ? »
Je le regarde. J’ai bien envie de dire non, mais je n’ai pas le temps de répondre, il est en train de piller tranquillement, le contenu de mon assiette.
« Tu comptes me laisser quelque chose ? »
« Oué. Tu peux manger, ça ne me déranges pas »
« Trop aimable »
Tout en essayant de sauver un peu de nourriture, j’écoute Kristen. Elle est soprano, mais il y a six mois, un kyste sur les cordes vocales. Opération. Rééducation. Elle recommence à peine à pouvoir chanter.
« Six mois ? »
« Oui, on a du te prévenir que c’était long, non ? »
Oui, on a du me le dire, mais je n’ai pas écouté…je ne tiendrais pas six mois là dedans. Je serai mort de faim avant. Jordan vient d’engloutir le dernier morceau. Alors qu’il va attaquer mon dessert, une malheureuse part de flan, je proteste :
« Ha, non ! Pas ça ! J’aime »
«T’es sûr ? »
« Oui, sûr et certain ! »
Kristen nous observe, prête à intervenir mais le repas se termine dans le calme et la bonne humeur.
« Wow ! Vous ne vous êtes pas battus ! Faut fêter ça ! »
« Et comment ? »
« Billard ! »
« Y’a un billard ici ? »
« Bien sûr ! On y va ? »
Je regarde Jordan, qui est aussi en train de me regarder.
« Ok, va pour un billard »
La salle est vide. On s’installe. On joue. Ambiance décontractée même si je sens souvent le regard de Jordan posé sur moi.
Avant de remonter dans ma chambre, je fais un tour dehors. Besoin de fumer. Jordan m’accompagne. Je lui tends mon paquet de clopes mais il me montre le sien.
« T’as pas chialé aujourd’hui. Tu fais des progrès »
Je me disais aussi…il ne peut pas s’empêcher de me faire chier.
« C’est quoi ton problème ? »
« J’aime pas les mecs qui se maquillent ! »
Sans réfléchir, je me jette sur lui, et l’empoigne par son t-shirt.
« Espèce de sale con !! Jamais t’arrête ! »
« Et toi, espèce de sale fiote !!! »
Mais, non, il ne compte pas arrêter. Je lui balance mon poing dans la figure mais il ne se laisse pas faire et riposte en m’éclatant la lèvre. On est ex-æquo. Deux cons amochés.
« C’est quoi ce vacarme ?! »
Claudia. Elle s’arrête et nous regarde.
« Je vois que vous avez encore trouvé des portes sur votre chemin…venez par ici, que je vous soigne. À cette allure, un rendez-vous chez l’ophtalmo s’impose…»
***
Le lendemain matin, mon reflet dans le miroir m’effraie. Oh, putain ! Cette tronche ! La lèvre éclatée, la joue tuméfiée. D’ailleurs, en pénétrant dans le restaurant, je peux constater que ma nouvelle image fait son effet. Kristen est déjà là avec la tornade blonde. Je souris en voyant la tête de Jordan qui me renvoie un regard noir, et en leur adressant un petit signe de la main, je lui fais bien voir qu’aujourd’hui, 1/ je me suis maquillé et 2/ que je n’ai pas oublié de mettre mon énorme bague. La journée peut commencer. C’est souriant et confiant que je m’installe pour petit déjeuner.
« On est ensemble ce matin »
Je tourne la tête vers Kris.
« Ha, bon ? Et on va faire quoi ? »
« Travailler notre voix »
« … »
« Oh... tu verras »
Et bien, je verrai.
On laisse Jordan à ses céréales pour aller rejoindre notre salle de travail. Mais Claudia m’intercepte.
« Par ici monsieur…. Tu es en salle 212 »
Elle s’est encore plantée dans le planning. La conne !
Je me retrouve dans une petite salle. Une jeune femme m’accueille. Elle me demande de m’installer devant un écran, et m’explique que je vais entendre des sons que je dois reproduire. Quand je les reproduis correctement, les deux diagrammes sont identiques. Elle me dit que l’exercice est difficile et que je ne dois pas me décourager. Tout ceci est loin d’être engageant. Après plus d’une heure de travail, je n’ai réussi à reproduire aucun son correctement. Je suis abattu. Je me casse à l’extérieur. J’ai besoin d’air. J’erre dans le parc. Je tombe sur un petit étang. Il y a des pontons qui forment comme un labyrinthe. Je m’avance et je marche. Il y a des poissons rouges. Je les suis au fil des ponts de bois. Arrivé au bout, je me mets à hurler. Hurler de toutes mes forces, de tout mon désespoir. Plus jamais je ne rechanterai. C’est une évidence.
« Ce n’est pas encore la nuit, ni la pleine lune. Qu’est-ce qui te prends de hurler comme çà ? »
« T’as encore envie que je t’éclate la bouche ? Ça te plait ? Tu prends ton pied à te faire fracasser la gueule ? Fous-moi la paix ou tu vas encore saigner »
Je m’allonge sur un ponton. J’allume une clope. Je regarde le ciel. Il vient s’assoir à côté de moi. Ma vie fout le camp. Tout se que j’ai bâti s’écroule. Je suis dégoûté. Je ne contrôle plus rien. Je balance mon mégot dans la flotte. Avant de fermer les yeux, je jette un rapide coup d’œil à l’autre connard, histoire de ne pas finir dans l’eau. Il fume en me regardant. Tant qu’il ne bouge pas, ça devrait aller. J’écoute le bruit de l’eau. Lentement, je me détends. Je soupire. C’est le moment qu’il choisit pour toucher ma lèvre.
« Tu as mal ? »
« Tu dois avoir deux fois plus mal que moi »
Je l’entends sourire.
« Ouais, effectivement. »
« Et si tu continues à me toucher, tu risques d’avoir trois fois plus mal »
Il éclate de rire, se lève et part.
J’intercepte une main qui va me toucher.
« Qu’est-ce que j’t’ai d… » mais je me rends compte que c’est Kristen.
« Ça va ? »
« Excuses. »
« Claudia te cherche. C’est Jordan qui m’a dit où te trouver »
Je me relève et lui emboite le pas.
Dans le hall, on se sépare. Je pars avec la conne de service.
« Cet après-midi, tu es avec le docteur Johenson. »
Et me voilà encore entre les mains d’un autre accordeur de cordes. C’est comme ça que je les appelle. Les séances sont épuisantes et peu valorisantes. Je ressors toujours avec une impression d’échec.
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